Citations de Rêveries, de Etienne Pivert de Senancour

12 Citations

Retenus sur le globe, sur cette masse, comme une pierre sur la rive où les flots la promènent sans pouvoir la soulever, nous croyons avoir en nous l'unique mesure, et nous voyons dans les bornes de nos sens les bornes du monde. Néanmoins les astres fuient, le feu se propage, la lumière traverse l'espace. Pendant que nous aspirons une fois l'air qui retarde notre dernier soupir, des forces étrangères peuvent achever leur travail; mais avant qu'un autre ouvrage, également inconnu de nous, soit seulement ébauché, notre race entière s'écoulera. Les mortels s'avancent avec enthousiasme, et se retrouvent au même point: ils se consument en efforts toujours réprimés par eux-mêmes, et c'est pour consacrer la mémoire de leurs calamités qu'ils élèvent des monuments.


Par: Etienne Pivert de Senancour

Extrait de: Rêveries (1833)

Ajoutée par Savinien le 08/01/2013

 

Celui qui a beaucoup médité conserve rarement un désir impérieux de voir d'autres saisons, d'autres journées, d'autres siècles. Quand un vent favorable aura dissipé les brumes, d'autres vents amèneront d'autres nuées. Les ténèbres et le jour se succèderont encore; les orages feront tomber les fleurs, et les frimas remplaceront les orages. Les passions turbulentes ou le triste égoïsme rendront toujours l'homme funeste à l'homme. Nos champs fertiles en misère redemanderont des sueurs, du sang, des larmes; et quand les peuples auront démoli les cachots, les peuples les reconstruiront.


Par: Etienne Pivert de Senancour

Extrait de: Rêveries (1833)

Ajoutée par Savinien le 08/01/2013

 

Un jour vous vous arrêterez sur le rivage de la mer, ou vous pénétrerez au milieu des montagnes, et vous verrez dans le silence la première fleur des prairies. Plus tard, vous la chercheriez vainement; il est des émotions qui ne se renouvellent pas, et des lueurs célestes qui s'éteindraient sans avoir éclairé notre âme.


Par: Etienne Pivert de Senancour

Extrait de: Rêveries (1833)

Ajoutée par Savinien le 28/12/2012

 

Des hommes qui ne posséderaient qu'un toit auprès d'une source, et qui se nourriraient presque toujours d'aliments sauvages, ne se croiraient pas indigents, pourvu qu'ils restassent robustes, et que l'opinion ne les eût pas subjugués. C'est à peu près ainsi que nous pourrions être, si le bonheur faisait réellement partie de notre destination. Mais la pénurie et ses chagrins seront d'infaillibles produits d'une civilisation qui se proposera pour objet le faste et les plaisirs.


Par: Etienne Pivert de Senancour

Extrait de: Rêveries (1833)

Ajoutée par Savinien le 28/12/2012

 

La durée des affections, la suite des idées, la paix de l'âme sont plus faciles dans les lieux agrestes. Mais suffira-t'il d'y passer quelques jours? Ce serait ne point connaître les principaux avantages de la retraite: il faut y rester longtemps pour apprécier le bonheur d'y vivre. Rarement on trouvera dans la campagne la mieux choisie des jouissances imprévues ou des joies inégales; mais, par cette raison même, on y oubliera l'anxiété du monde. Alors on sent qu'on a une demeure, et on s'arrête doucement se croyant arrivé. On sourit sans amertume: on voit tomber la feuille qui vient de grandir, et sans doute un jour on s'affaiblira sans trouble.
De la culture, des fleurs ordinaires, des soins domestiques dont une industrie naturelle écarte les difficultés, voila l'emploi des heures. Les entretiens sont à la fois sérieux et libres avec abandon, parce que la pensée est profonde, parce que, autrefois, le coeur a été un peu brisé, parce que le rire habituel ne convenait qu'à la fastidieuse gaieté des villes, parce que c'est assez, pour espérer à jamais, de se trouver là où se réunissent le bruit des eaux rapides et les murmures de la forêt à la fin du jour.


Par: Etienne Pivert de Senancour

Extrait de: Rêveries (1833)

Ajoutée par Savinien le 28/12/2012

 

Rien n'est plus contraire à la félicité que la folie des plaisirs. Le premier degré dans l'art d'être heureux est la modération au milieu des jouissances. Ce n'est pas assez qu'un plaisir soit exempt de remords, ou même qu'il soit sans mélange, il faut aussi n'en recevoir que ce qui est nécessaire pour ne point perdre l'inclination destinée à le reproduire. C'est une douce volupté de prolonger l'espoir, d'éluder le désir, de ne rien précipiter. On éloignerait tout bonheur si on voulait être absolument heureux.


Par: Etienne Pivert de Senancour

Extrait de: Rêveries (1833)

Ajoutée par Savinien le 27/12/2012

 

Observez les lieux sauvages. Suivez des yeux une feuille emportée au loin, lorsque doit succomber le peuple imperceptible dont elle était l'aliment et la patrie. Regardez ce roc, dont vingt siècles ont commencé la destruction. Tandis que l'activité de l'air le dessèche, des courants d'eau en fatiguent la base, des racines tortueuses travaillent à en ébranler les parties entr'ouvertes, et le lichen s'introduit avec lenteur dans les fentes qu'il agrandira: tel est, devant notre pensée fugitive et souffrante, l'impassible mouvement des choses.
Si tout se consume et se dissout, que produira l'industrie d'un être borné? S'il n'est point de fécondité réelle, s'il n'est point de stabilité, se garantir devient le seul art, comme le premier besoin, et tout voeu sur la terre sera trompeur, excepté de passer sans souffrir.


Par: Etienne Pivert de Senancour

Extrait de: Rêveries (1833)

Ajoutée par Savinien le 27/12/2012

 

L'aspect de la nature est une révélation continuelle, mais souvent obscure, de nos besoins, de nos devoirs, de notre avenir: la pensée impuissante de l'homme appartient à la grande pensée de l'univers. Quelquefois l'expression, dans son étendue, est trop imposante pour notre faiblesse; mais du moins nous serons sensibles à l'harmonie de quelques accidents de lumière, et de plusieurs convenances végétales. Celui qui n'en sait pas jouir ignore beaucoup d'autres choses, et méconnaît en grande partie le charme des relations humaines les plus intimes.


Par: Etienne Pivert de Senancour

Extrait de: Rêveries (1833)

Ajoutée par Savinien le 27/12/2012

 

Les matinées d'automne, plus tranquilles, plus voilées, un peu nébuleuses, suscitent en nous le désir patient qui sera notre refuge, le projet hardi toutefois, de ne tomber qu'avec lenteur, sans amertume, sans résistance.
Un infortuné pour qui le printemps n'a plus de prestige, se plaît à errer dans les champs dont les travaux ont cessé, ou dans les vergers dépouillés de leurs fruits. Il voit que la végétation s'arrête, et comme si le vieux mouvement des choses finissait, il espère à l'anxiété humaine un terme devenu désirable. Malgré le progrès de nos siècles, jamais vous ne connaîtrez de jouissances moins passagères que d'entretenir en vous un vague sentiment de douleur, ou de chercher des idées de ruine dans l'épaisseur des bois jaunis, au milieu des branches rompues et oubliées sur la mousse humide.


Par: Etienne Pivert de Senancour

Extrait de: Rêveries (1833)

Ajoutée par Savinien le 27/12/2012

 

L'habitude ne peut remplacer ou changer les lois de la nature, mais elle est elle-même une de ces lois chez les êtres animés: par elle l'objet qui nous fût devenu étranger nous reste favorable. Un plaisir isolé, quelque vif qu'il pût être, ne laisserait qu'un stérile souvenir: mais une jouissance habituelle se perpétuera jusque dans la vieillesse, au moins gai des regrets qui ne seront pas sans douceurs. Le sort toujours précaire, ou le temps irrévocable déconcertent nos désirs, et nous voyons nos goûts s'éteindre comme nos passions successives: l'habitude est la seule pente sans aspérités où les heures anciennes semblent se reproduire jusqu'à l'heure dernière.


Par: Etienne Pivert de Senancour

Extrait de: Rêveries (1833)

Ajoutée par Savinien le 26/11/2012

 

Un rêve est une vie particulière qui s'intercale dans la vie terrestre. Le cours de celle-ci pourrait n'être également qu'une série de perceptions; un autre songe isolé dans la vie durable. Le moment du réveil viendra, disait l'antique sagesse.


Par: Etienne Pivert de Senancour

Extrait de: Rêveries (1833)

Ajoutée par Savinien le 26/11/2012

 

Quand des globes sont renouvelés, ils ne conservent aucune trace de ce qu'on y maudissait dans un autre âge, ou de ce que peut-être on y divinisait. Dans l'espace sans bornes circulent de loin en loin ces amas d'une matière inerte, sur laquelle fermentent, déraisonnent et espèrent des êtres agités qui tous retombent dans le silence et la profonde nuit. Les hommes, ainsi que les insectes, les peuples comme les familles appartiennent à la mort, et la nature est vivante; les effets changent, mais la cause de cette inconstance ne changera pas. Une même fécondité, une même force entraîne et la fleur qui s'ouvre, et la feuille qui tombe, et les êtres muets, et les êtres animés; la poussière des mondes dissous formera des mondes nouveaux, qui doivent s'éteindre aussi et se décomposer dans cette sombre fantaisie de ruine perpétuelle.


Par: Etienne Pivert de Senancour

Extrait de: Rêveries (1833)

Ajoutée par Savinien le 26/11/2012