Citations de Albert Camus

95 Citations

A midi sur les pentes à demi sableuses et couvertes d'héliotropes comme d'une écume qu'auraient laissée en se retirant les vagues furieuses des derniers jours, je regardais la mer qui, à cette heure, se soulevait à peine d'un mouvement épuisé et je rassasiais les deux soifs qu'on ne peut tromper longtemps sans que l'être se dessèche, je veux dire aimer et admirer. Car il y a seulement de la malchance à n'être pas aimé: il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd'hui, mourons de ce malheur.


Par: Albert Camus

Extrait de: L'été (1954)

Ajoutée par Savinien le 19/03/2021

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Quand une fois on a eu la chance d'aimer fortement, la vie se passe à chercher de nouveau cette ardeur et cette lumière. Le renoncement à la beauté et au bonheur sensuel qui lui est attaché, le service exclusif du malheur, demande une grandeur qui me manque. Mais, après tout, rien n'est vrai qui force à exclure. La beauté isolée finit par grimacer, la justice solitaire finit par opprimer. Qui veut servir l'une à l'exclusion de l'autre ne sert personne ni lui-même, et, finalement, sert deux fois l'injustice. Un jour vient où, à force de raideur, plus rien n'émerveille, tout est connu, la vie se passe à recommencer. C'est le temps de l'exil, de la vie sèche, des âmes mortes. Pour revivre, il faut une grâce, l'oubli de soi ou une patrie.


Par: Albert Camus

Extrait de: L'été (1954)

Ajoutée par Savinien le 19/03/2021

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Nul homme ne peut dire ce qu'il est. Mais il arrive qu'il puisse dire ce qu'il n'est pas.


Par: Albert Camus

Extrait de: L'été (1954)

Ajoutée par Savinien le 19/03/2021

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Notre tâche d'homme est de trouver les quelques formules qui apaiseront l'angoisse infinie des âmes libres. Nous avons à recoudre ce qui est déchiré, à rendre la justice imaginable dans un monde si évidemment injuste, le bonheur significatif pour des peuples empoisonnés par le malheur du siècle. Naturellement, c'est une tâche surhumaine. Mais on appelle surhumaines les tâches que les hommes mettent longtemps à accomplir, voilà tout.


Par: Albert Camus

Extrait de: L'été (1954)

Ajoutée par Savinien le 19/03/2021

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« N'être rien! » Pendant des millénaires, ce grand cri a soulevé des millions d'hommes en révolte contre le désir et la douleur. Ses échos sont venus mourir jusqu'ici, à travers les siècles et les océans, sur la mer la plus vieille du monde. Ils rebondissent encore sourdement contre les falaises compactes d'Oran. Tout le monde, dans ce pays, suit, sans le savoir, ce conseil. Bien entendu, c'est à peu près en vain. Le néant ne s'atteint pas plus que l'absolu. Mais puisque nous recevons, comme autant de grâces, les signes éternels que nous apportent les roses ou la souffrance humaine, ne rejetons pas non plus les rares invitations au sommeil que nous dispense la terre. Les unes ont autant de vérité que les autres.


Par: Albert Camus

Extrait de: L'été (1954)

Ajoutée par Savinien le 19/03/2021

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Il y a dans chaque homme un instinct profond qui n'est ni celui de la destruction ni celui de la création. Il s'agit seulement de ne ressembler à rien. A l'ombre des murs chauds d'Oran, sur son asphalte poussiéreux, on entend parfois cette invitation. Il semble que, pour un temps, les esprits qui y cèdent ne soient jamais frustrés. Ce sont les ténèbres d'Eurydice et le sommeil d'Isis. Voici les déserts où la pensée va se reprendre, la main fraîche du soir sur un coeur agité. Sur cette Montagne des Oliviers, la veille est inutile; l'esprit rejoint et approuve les Apôtres endormis. Avaient-ils vraiment tort? Ils ont eu tout de même leur révélation.


Par: Albert Camus

Extrait de: L'été (1954)

Ajoutée par Savinien le 19/03/2021

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Le souvenir de ces joies ne me les fait pas regretter et je reconnais ainsi qu'elles étaient bonnes. Après tant d'années, elles durent encore, quelque part dans ce coeur aux fidélités pourtant difficiles. Et je sais qu'aujourd'hui, sur la dune déserte, si je veux m'y rendre, le même ciel déversera encore sa cargaison de souffles et d'étoiles. Ce sont ici les terres de l'innocence.


Par: Albert Camus

Extrait de: L'été (1954)

Ajoutée par Savinien le 19/03/2021

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Sur ces plages d'Oranie, tous les matins d'été ont l'air d'être les premiers du monde. Tous les crépuscules semblent être les derniers, agonies solennelles annoncées au coucher du soleil par une dernière lumière qui fonce toutes les teintes. La mer est outremer, la route couleur de sang caillé, la plage jaune. Tout disparaît avec le soleil vert; une heure plus tard, les dunes ruissellent de lune. Ce sont alors des nuits sans mesure sous une pluie d'étoiles. Des orages les traversent parfois, et les éclairs coulent le long des dunes, pâlissent le ciel, mettent sur le sable et dans les yeux des lueurs orangées.


Par: Albert Camus

Extrait de: L'été (1954)

Ajoutée par Savinien le 19/03/2021

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Au-delà des murs jaunes d'Oran, la mer et la terre poursuivent leur dialogue indifférent. Cette permanence dans le monde a toujours eu pour l'homme des prestiges opposés. Elle le désespère et l'exalte. Le monde ne dit jamais qu'une seule chose, et il intéresse, puis il lasse. Mais, à la fin, il l'emporte à force d'obstination. Il a toujours raison.


Par: Albert Camus

Extrait de: L'été (1954)

Ajoutée par Savinien le 19/03/2021

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Sans désemparer, d'énormes mâchoires d'acier fouillent le ventre de la falaise, tournent sur elles-mêmes, et viennent dégorger dans l'eau leur trop-plein de pierrailles. A mesure que le front de la corniche s'abaisse, la côte entière gagne irrésistiblement sur la mer. Bien sûr, détruire la pierre n'est pas possible. On la change seulement de place. De toute façon, elle durera plus que les hommes qui s'en servent. Pour le moment, elle appuie leur volonté d'action. Cela même sans doute est inutile. Mais changer les choses de place, c'est le travail des hommes: il faut choisir de faire cela ou rien.


Par: Albert Camus

Extrait de: L'été (1954)

Ajoutée par Savinien le 19/03/2021

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Tout ce qui est périssable désire durer. Disons donc que tout veut durer. Les oeuvres humaines ne signifient rien d'autre et, à cet égard, les lions de Caïn ont les mêmes chances que les ruines d'Angkor. Cela incline à la modestie.


Par: Albert Camus

Extrait de: L'été (1954)

Ajoutée par Savinien le 19/03/2021

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Pour comprendre le monde, il faut parfois se détourner; pour mieux servir les hommes, les tenir un moment à distance.


Par: Albert Camus

Extrait de: L'été (1954)

Ajoutée par Savinien le 19/03/2021

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En réalité, la machine était posée à même le sol, le plus simplement du monde. Elle était beaucoup plus étroite que je ne le pensais. C'était assez drôle que je ne m'en fusse pas avisé plus tôt. Cette machine sur le cliché m'avait frappé par son aspect d'ouvrage de précision, fini et étincelant. On se fait toujours des idées exagérées de ce qu'on ne connaît pas. Je devais constater au contraire que tout était simple: la machine est au même niveau que l'homme qui marche vers elle. Il la rejoint comme on marche à la rencontre d'une personne. Cela aussi était ennuyeux. La montée vers l'échafaud, l'ascension en plein ciel, l'imagination pouvait s'y raccrocher. Tandis que, là encore, la mécanique écrasait tout: on était tué discrètement, avec un peu de honte et beaucoup de précision.


Par: Albert Camus

Extrait de: L'étranger (1942)

Ajoutée par Savinien le 07/05/2020

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Je prenais toujours la plus mauvaise supposition: mon pourvoi était rejeté. « Eh bien, je mourrai donc. » Plus tôt que d'autres, c'était évident. Mais tout le monde sait que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue. Dans le fond, je n'ignorais pas que mourir à trente ans ou à soixante-dix ans importe peu puisque, naturellement, dans les deux cas, d'autres hommes et d'autres femmes vivront, et cela pendant des milliers d'années. Rien n'était plus clair, en somme. C'était toujours moi qui mourrais, que ce soit maintenant ou dans vingt ans. À ce moment, ce qui me gênait un peu dans mon raisonnement, c'était ce bond terrible que je sentais en moi à la pensée de vingt ans de vie à venir. Mais je n'avais qu'à l'étouffer en imaginant ce que seraient mes pensées dans vingt ans quand il me faudrait quand même en venir là. Du moment qu'on meurt, comment et quand, cela n'importe pas, c'était évident.


Par: Albert Camus

Extrait de: L'étranger (1942)

Ajoutée par Savinien le 07/05/2020

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J'attendais la promenade quotidienne que je faisais dans la cour ou la visite de mon avocat. Je m'arrangeais très bien avec le reste de mon temps. J'ai souvent pensé alors que si l'on m'avait fait vivre dans un tronc d'arbre sec, sans autre occupation que de regarder la fleur du ciel au-dessus de ma tête, je m'y serais peu à peu habitué. J'aurais attendu des passages d'oiseaux ou des rencontres de nuages comme j'attendais ici les curieuses cravates de mon avocat et comme, dans un autre monde, je patientais jusqu'au samedi pour étreindre le corps de Marie. Or, à bien réfléchir, je n'étais pas dans un arbre sec. Il y avait plus malheureux que moi. C'était d'ailleurs une idée de maman, et elle le répétait souvent, qu'on finissait par s'habituer à tout.


Par: Albert Camus

Extrait de: L'étranger (1942)

Ajoutée par Savinien le 07/05/2020

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Du fond de mon avenir, pendant toute cette vie absurde que j'avais menée, un souffle obscur remontait vers moi à travers des années qui n'étaient pas encore venues et ce souffle égalisait sur son passage tout ce qu'on me proposait alors dans les années pas plus réelles que je vivais. Que m'importaient la mort des autres, l'amour d'une mère, que m'importaient son Dieu, les vies qu'on choisit, les destins qu'on élit, puisqu'un seul destin devait m'élire moi-même et avec moi des milliards de privilégiés qui, comme lui, se disaient mes frères. Comprenait-il donc? Tout le monde était privilégié. Il n'y avait que des privilégiés.


Par: Albert Camus

Extrait de: L'étranger (1942)

Ajoutée par Savinien le 07/05/2020

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Je déversais sur lui tout le fond de mon coeur avec des bondissements mêlés de joie et de colère. Il avait l'air si certain, n'est-ce pas? Pourtant, aucune de ses certitudes ne valait un cheveu de femme. Il n'était même pas sûr d'être en vie puisqu'il vivait comme un mort. Moi, j'avais l'air d'avoir les mains vides. Mais j'étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui, sûr de ma vie et de cette mort qui allait venir. Oui, je n'avais que cela. Mais du moins, je tenais cette vérité autant qu'elle me tenait. J'avais eu raison, j'avais encore raison, j'avais toujours raison. J'avais vécu de telle façon et j'aurais pu vivre de telle autre. J'avais fait ceci et je n'avais pas fait cela. Je n'avais pas fait telle chose alors que j'avais fait cette autre. Et après?


Par: Albert Camus

Extrait de: L'étranger (1942)

Ajoutée par Savinien le 07/05/2020

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Toute la question, encore une fois, était de tuer le temps. J'ai fini par ne plus m'ennuyer du tout à partir de l'instant où j'ai appris à me souvenir. Je me mettais quelquefois à penser à ma chambre et, en imagination, je partais d'un coin pour y revenir en dénombrant mentalement tout ce qui se trouvait sur mon chemin. Au début, c'était vite fait. Mais chaque fois que je recommençais, c'était un peu plus long. Car je me souvenais de chaque meuble, et, pour chacun d'entre eux, de chaque objet qui s'y trouvait et, pour chaque objet, de tous les détails et pour les détails eux-mêmes, une incrustation, une fêlure ou un bord ébréché, de leur couleur ou de leur grain. En même temps, j'essayais de ne pas perdre le fil de mon inventaire, de faire une énumération complète. Si bien qu'au bout de quelques semaines, je pouvais passer des heures, rien qu'à dénombrer ce qui se trouvait dans ma chambre. Ainsi, plus je réfléchissais et plus de choses méconnues et oubliées je sortais de ma mémoire. J'ai compris alors qu'un homme qui n'aurait vécu qu'un seul jour pourrait sans peine vivre cent ans dans une prison. Il aurait assez de souvenirs pour ne pas s'ennuyer.


Par: Albert Camus

Extrait de: L'étranger (1942)

Ajoutée par Savinien le 07/05/2020

 

A ce moment, il s'est tourné vers moi et m'a désigné du doigt en continuant à m'accabler sans qu'en réalité je comprenne bien pourquoi. Sans doute, je ne pouvais pas m'empêcher de reconnaître qu'il avait raison. Je ne regrettais pas beaucoup mon acte. Mais tant d'acharnement m'étonnait. J'aurais voulu essayer de lui expliquer cordialement, presque avec affection, que je n'avais jamais pu regretter vraiment quelque chose. J'étais toujours pris par ce qui allait arriver, par aujourd'hui ou par demain. Mais naturellement, dans l'état où l'on m'avait mis, je ne pouvais parler à personne sur ce ton.


Par: Albert Camus

Extrait de: L'étranger (1942)

Ajoutée par Savinien le 07/05/2020

 

Cet homme, messieurs, cet homme est intelligent. Vous l'avez entendu, n'est-ce pas? Il sait répondre. Il connaît la valeur des mots. Et l'on ne peut pas dire qu'il a agi sans se rendre compte de ce qu'il faisait.
Moi j'écoutais et j'entendais qu'on me jugeait intelligent. Mais je ne comprenais pas bien comment les qualités d'un homme ordinaire pouvaient devenir des charges écrasantes contre un coupable.


Par: Albert Camus

Extrait de: L'étranger (1942)

Ajoutée par Savinien le 07/05/2020

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Il m'a demandé alors si je n'étais pas intéressé par un changement de vie. J'ai répondu qu'on ne changeait jamais de vie, qu'en tout cas toutes se valaient et que la mienne ici ne me déplaisait pas du tout. Il a eu l'air mécontent, m'a dit que je répondais toujours à côté, que je n'avais pas d'ambition et que cela était désastreux dans les affaires. Je suis retourné travailler alors. J'aurais préféré ne pas le mécontenter, mais je ne voyais pas de raison pour changer ma vie. En y réfléchissant bien, je n'étais pas malheureux. Quand j'étais étudiant, j'avais beaucoup d'ambitions de ce genre. Mais quand j'ai dû abandonner mes études, j'ai très vite compris que tout cela était sans importance réelle.


Par: Albert Camus

Extrait de: L'étranger (1942)

Ajoutée par Savinien le 07/05/2020

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Ils éprouvaient ainsi la souffrance profonde de tous les prisonniers et de tous les exilés, qui est de vivre avec une mémoire qui ne sert à rien. Ce passé même auquel ils réfléchissaient sans cesse n'avait que le goût du regret. Ils auraient voulu, en effet, pouvoir lui ajouter tout ce qu'ils déploraient de n'avoir pas fait quand ils pouvaient encore le faire avec celui ou celle qu'ils attendaient - de même qu'à toutes les circonstances, même relativement heureuses, de leur vie de prisonniers, ils mêlaient l'absent, et ce qu'ils étaient alors ne pouvait les satisfaire. Impatients de leur présent, ennemis de leur passé et privés d'avenir, nous ressemblions bien ainsi à ceux que la justice ou la haine humaines font vivre derrière des barreaux.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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A cet égard, le narrateur sait parfaitement combien il est regrettable de ne pouvoir rien rapporter ici qui soit vraiment spectaculaire, comme par exemple quelque héros réconfortant ou quelque action éclatante, pareils à ceux qu'on trouve dans les vieux récits. C'est que rien n'est moins spectaculaire qu'un fléau et, par leur durée même, les grands malheurs sont monotones. Dans le souvenir de ceux qui les ont vécues, les journées terribles de la peste n'apparaissaient pas comme de grandes flammes somptueuses et cruelles, mais plutôt comme un interminable piétinement qui écrasait tout sur son passage.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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Si, aujourd'hui, la peste vous regarde, c'est que le moment de réfléchir est venu. Les justes ne peuvent craindre cela, mais les méchants ont raison de trembler. Dans l'immense grange de l'univers, le fléau implacable battra le blé humain jusqu'à ce que la paille soit séparée du grain. Il y aura plus de paille que de grain, plus d'appelés que d'élus, et ce malheur n'a pas été voulu par Dieu. Trop longtemps, ce monde a composé avec le mal, trop longtemps, il s'est reposé sur la miséricorde divine. Il suffisait du repentir, tout était permis. Et pour le repentir, chacun se sentait fort. Le moment venu, on l'éprouverait assurément. D'ici là, le plus facile était de se laisser aller, la miséricorde divine ferait le reste. Eh bien, cela ne pouvait durer. Dieu qui, pendant si longtemps, a penché sur les hommes de cette ville son visage de pitié, lassé d'attendre, déçu dans son éternel espoir, vient de détourner son regard. Privés de la lumière de Dieu, nous voici pour longtemps dans les ténèbres de la peste!


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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Il savait ce que sa mère pensait et qu'elle l'aimait, en ce moment. Mais il savait aussi que ce n'est pas grand-chose que d'aimer un être ou du moins qu'un amour n'est jamais assez fort pour trouver sa propre expression. Ainsi, sa mère et lui s'aimeraient toujours dans le silence. Et elle mourrait à son tour - ou lui - sans que, pendant toute leur vie, ils pussent aller plus loin dans l'aveu de leur tendresse. De la même façon, il avait vécu à côté de Tarrou et celui-ci était mort, ce soir, sans que leur amitié ait eu le temps d'être vraiment vécue. Tarrou avait perdu la partie, comme il disait. Mais lui, Rieux, qu'avait-il gagné? Il avait seulement gagné d'avoir connu la peste et de s'en souvenir, d'avoir connu l'amitié et de s'en souvenir, de connaître la tendresse et de devoir un jour s'en souvenir. Tout ce que l'homme pouvait gagner au jeu de la peste et de la vie, c'était la connaissance et la mémoire. Peut-être était-ce cela que Tarrou appelait gagner la partie!


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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Mais à mesure que les jours passaient, on se mit à craindre que ce malheur n'eût véritablement pas de fin et, du même coup, la cessation de l'épidémie devint l'objet de toutes les espérances. On se passait ainsi, de la main à la main, diverses prophéties dues à des mages ou à des saints de l'Église catholique. Des imprimeurs de la ville virent très vite le parti qu'ils pouvaient tirer de cet engouement et diffusèrent à de nombreux exemplaires les textes qui circulaient. S'apercevant que la curiosité du public était insatiable, ils firent entreprendre des recherches, dans les bibliothèques municipales, sur tous les témoignages de ce genre que la petite histoire pouvait fournir et ils les répandirent dans la ville. Lorsque l'histoire elle-même fut à court de prophéties, on en commanda à des journalistes qui, sur ce point au moins, se montrèrent aussi compétents que leurs modèles des siècles passés.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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En même temps, la lumière monte et la chaleur plombe peu à peu le ciel de juillet. C'est l'heure où ceux qui ne font rien se risquent sur les boulevards. La plupart semblent avoir pris à tâche de conjurer la peste par l'étalage de leur luxe. Il y a tous les jours vers onze heures, sur les artères principales, une parade de jeunes hommes et de jeunes femmes où l'on peut éprouver cette passion de vivre qui croît au sein des grands malheurs. Si l'épidémie s'étend, la morale s'élargira aussi. Nous reverrons les saturnales milanaises au bord des tombes.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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Nos concitoyens s'étaient mis au pas, ils s'étaient adaptés, comme on dit, parce qu'il n'y avait pas moyen de faire autrement. Ils avaient encore, naturellement, l'attitude du malheur et de la souffrance, mais ils n'en ressentaient plus la pointe. Du reste, le docteur Rieux, par exemple, considérait que c'était cela le malheur, justement, et que l'habitude du désespoir est pire que le désespoir lui-même.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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Tout le monde était modeste. Pour la première fois, les séparés n'avaient pas de répugnance à parler de l'absent, à prendre le langage de tous, à examiner leur séparation sous le même angle que les statistiques de l'épidémie. Alors que, jusque-là, ils avaient soustrait farouchement leur souffrance au malheur collectif, ils acceptaient maintenant la confusion. Sans mémoire et sans espoir, ils s'installaient dans le présent. A la vérité, tout leur devenait présent. Il faut bien le dire, la peste avait enlevé à tous le pouvoir de l'amour et même de l'amitié. Car l'amour demande un peu d'avenir, et il n'y avait plus pour nous que des instants.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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Mais le narrateur est plutôt tenté de croire qu'en donnant trop d'importance aux belles actions, on rend finalement un hommage indirect et puissant au mal. Car on laisse supposer alors que ces belles actions n'ont tant de prix que parce qu'elles sont rares et que la méchanceté et l'indifférence sont des moteurs bien plus fréquents dans les actions des hommes. C'est là une idée que le narrateur ne partage pas. Le mal qui est dans le monde vient presque toujours de l'ignorance, et la bonne volonté peut faire autant de dégâts que la méchanceté, si elle n'est pas éclairée. Les hommes sont plutôt bons que mauvais, et en vérité ce n'est pas la question. Mais ils ignorent plus ou moins, et c'est ce qu'on appelle vertu ou vice, le vice le plus désespérant étant celui de l'ignorance qui croit tout savoir et qui s'autorise alors à tuer. L'âme du meurtrier est aveugle et il n'y a pas de vraie bonté ni de bel amour sans toute la clairvoyance possible.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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A midi, heure glacée, Rieux, sorti de la voiture, regardait de loin Grand, presque collé contre une vitrine, pleine de jouets grossièrement sculptés dans le bois. Sur le visage du vieux fonctionnaire, des larmes coulaient sans interruption. Et ces larmes bouleversèrent Rieux parce qu'il les comprenait et qu'il les sentait aussi au creux de sa gorge. Il se souvenait lui aussi des fiançailles du malheureux, devant une boutique de Noël, et de Jeanne renversée vers lui pour dire qu'elle était contente. Du fond d'années lointaines, au coeur même de cette folie, la voix fraîche de Jeanne revenait vers Grand, cela était sûr. Rieux savait ce que pensait à cette minute le vieil homme qui pleurait, et il le pensait comme lui, que ce monde sans amour était comme un monde mort et qu'il vient toujours une heure où on se lasse des prisons, du travail et du courage pour réclamer le visage d'un être et le cœur émerveillé de la tendresse.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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Vous n'avez jamais vu fusiller un homme? Non, bien sûr, cela se fait généralement sur invitation et le public est choisi d'avance. Le résultat est que vous en êtes resté aux estampes et aux livres. Un bandeau, un poteau, et au loin quelques soldats. Eh bien, non! Savez-vous que le peloton des fusilleurs se place au contraire à un mètre cinquante du condamné? Savez-vous que si le condamné faisait deux pas en avant, il heurterait les fusils avec sa poitrine? Savez-vous qu'à cette courte distance, les fusilleurs concentrent leur tir sur la région du cœur et qu'à eux tous, avec leurs grosses balles, ils y font un trou où l'on pourrait mettre le poing? Non, vous ne le savez pas parce que ce sont là des détails dont on ne parle pas. Le sommeil des hommes est plus sacré que la vie pour les pestiférés. On ne doit pas empêcher les braves gens de dormir. Il y faudrait du mauvais goût, et le goût consiste à ne pas insister, tout le monde sait ça. Mais moi, je n'ai pas bien dormi depuis ce temps-là. Le mauvais goût m'est resté dans la bouche et je n'ai pas cessé d'insister, c'est-à-dire d'y penser.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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A l'intérieur même de la ville, on eut l'idée d'isoler certains quartiers particulièrement éprouvés et de n'autoriser à en sortir que les hommes dont les services étaient indispensables. Ceux qui y vivaient jusque-là ne purent s'empêcher de considérer cette mesure comme une brimade spécialement dirigée contre eux, et dans tous les cas, ils pensaient par contraste aux habitants des autres quartiers comme à des hommes libres. Ces derniers, en revanche, dans leurs moments difficiles, trouvaient une consolation à imaginer que d'autres étaient encore moins libres qu'eux. « Il y a toujours plus prisonnier que moi » était la phrase qui résumait alors le seul espoir possible.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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- Voyons, Tarrou, êtes-vous capable de mourir pour un amour?
- Je ne sais pas, mais il me semble que non, maintenant.
- Voilà. Et vous êtes capable de mourir pour une idée, c'est visible à l'œil nu. Eh bien, moi, j'en ai assez des gens qui meurent pour une idée. Je ne crois pas à l'héroïsme, je sais que c'est facile et j'ai appris que c'était meurtrier. Ce qui m'intéresse, c'est qu'on vive et qu'on meure de ce qu'on aime.
Rieux avait écouté le journaliste avec attention. Sans cesser de le regarder, il dit avec douceur :
- L'homme n'est pas une idée, Rambert.
L'autre sautait de son lit, le visage enflammé de passion.
- C'est une idée, et une idée courte, à partir du moment où il se détourne de l'amour. Et justement, nous ne sommes plus capables d'amour. Résignons-nous, docteur. Attendons de le devenir et si vraiment ce n'est pas possible, attendons la délivrance générale sans jouer au héros. Moi, je ne vais pas plus loin.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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Je dis seulement qu'il y a sur cette terre des fléaux et des victimes et qu'il faut, autant qu'il est possible, refuser d'être avec le fléau. Cela vous paraîtra peut-être un peu simple, et je ne sais si cela est simple, mais je sais que cela est vrai. J'ai entendu tant de raisonnements qui ont failli me tourner la tête, et qui ont tourné suffisamment d'autres têtes pour les faire consentir à l'assassinat, que j'ai compris que tout le malheur des hommes venait de ce qu'ils ne tenaient pas un langage clair. J'ai pris le parti alors de parler et d'agir clairement, pour me mettre sur le bon chemin. Par conséquent, je dis qu'il y a les fléaux et les victimes, et rien de plus. Si, disant cela, je deviens fléau moi-même, du moins, je n'y suis pas consentant. J'essaie d'être un meurtrier innocent. Vous voyez que ce n'est pas une grande ambition.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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Mais le plus dangereux effet de l'épuisement qui gagnait, peu à peu, tous ceux qui continuaient cette lutte contre le fléau n'était pas dans cette indifférence aux événements extérieurs et aux émotions des autres, mais dans la négligence où ils se laissaient aller. Car ils avaient tendance alors à éviter tous les gestes qui n'étaient pas absolument indispensables et qui leur paraissaient toujours au-dessus de leurs forces. C'est ainsi que ces hommes en vinrent à négliger de plus en plus souvent les règles d'hygiène qu'ils avaient codifiées, à oublier quelques-unes des nombreuses désinfections qu'ils devaient pratiquer sur eux-mêmes, à courir quelquefois, sans être prémunis contre la contagion, auprès des malades atteints de peste pulmonaire, parce que, prévenus au dernier moment qu'il fallait se rendre dans les maisons infectées, il leur avait paru d'avance épuisant de retourner dans quelque local pour se faire les instillations nécessaires. Là était le vrai danger, car c'était la lutte elle-même contre la peste qui les rendait alors le plus vulnérables à la peste, ils pariaient en somme sur le hasard et le hasard n'est à personne.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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La presse, si bavarde dans l'affaire des rats, ne parlait plus de rien. C'est que les rats meurent dans la rue et les hommes dans leur chambre. Et les journaux ne s'occupent que de la rue.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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Rentré chez lui, Tarrou rapportait cette scène et aussitôt (l'écriture le prouvait assez) notait sa fatigue. Il ajoutait qu'il avait encore beaucoup à faire, mais que ce n'était pas une raison pour ne pas se tenir prêt, et se demandait si, justement il était prêt. Il répondait pour finir, et c'est ici que les carnets de Tarrou se terminent, qu'il y avait toujours une heure de la journée et de la nuit où un homme était lâche et qu'il n'avait peur que de cette heure-là.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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D'un autre côté, quand Tarrou rentrait le soir, il était toujours sûr de rencontrer dans le hall la figure sombre du veilleur de nuit qui se promenait de long en large. Ce dernier ne cessait de rappeler à tout venant qu'il avait prévu ce qui arrivait. À Tarrou, qui reconnaissait lui avoir entendu prédire un malheur, mais qui lui rappelait son idée de tremblement de terre, le vieux gardien répondait: « Ah! Si c'était un tremblement de terre! Une bonne secousse et on n'en parle plus... On compte les morts, les vivants, et le tour est joué. Mais cette cochonnerie de maladie! Même ceux qui ne l'ont pas la portent dans leur coeur. »


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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Ceux qui, s'en tenant au peu qu'ils étaient, avaient désiré seulement retourner dans la maison de leur amour, étaient quelquefois récompensés. Certes, quelques-uns d'entre eux continuaient de marcher dans la ville, solitaires, privés de l'être qu'ils attendaient. Heureux encore ceux qui n'avaient pas été deux fois séparés comme certains qui, avant l'épidémie, n'avaient pu construire, du premier coup, leur amour, et qui avaient aveuglément poursuivi, pendant des années, le difficile accord qui finit par sceller l'un à l'autre des amants ennemis. Ceux-là avaient eu, comme Rieux lui-même, la légèreté de compter sur le temps: ils étaient séparés pour jamais. Mais d'autres, comme Rambert, que le docteur avait quitté le matin même en lui disant: « Courage, c'est maintenant qu'il faut avoir raison », avaient retrouvé sans hésiter l'absent qu'ils avaient cru perdu. Pour quelque temps au moins, ils seraient heureux. Ils savaient maintenant que s'il est une chose qu'on puisse désirer toujours et obtenir quelquefois, c'est la tendresse humaine.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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La bêtise insiste toujours, on s'en apercevrait si l'on ne pensait pas toujours à soi. Nos concitoyens à cet égard étaient comme tout le monde, ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit ils étaient humanistes: ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n'est pas à la mesure de l'homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c'est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent, et les humanistes en premier lieu, parce qu'ils n'ont pas pris leurs précautions. Nos concitoyens n'étaient pas plus coupables que d'autres, ils oubliaient d'être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l'avenir, les déplacements et les discussions? Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu'il y aura des fléaux.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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Cela est bien. Mais on ne félicite pas un instituteur d'enseigner que deux et deux font quatre. On le félicitera peut-être d'avoir choisi ce beau métier. Disons donc qu'il était louable que Tarrou et d'autres eussent choisi de démontrer que deux et deux faisaient quatre plutôt que le contraire, mais disons aussi que cette bonne volonté leur était commune avec l'instituteur, avec tous ceux qui ont le même cœur que l'instituteur et qui, pour l'honneur de l'homme, sont plus nombreux qu'on ne pense, c'est du moins la conviction du narrateur. Celui-ci aperçoit très bien d'ailleurs l'objection qu'on pourrait lui faire et qui est que ces hommes risquaient leur vie. Mais il vient toujours une heure dans l'histoire où celui qui ose dire que deux et deux font quatre est puni de mort. L'instituteur le sait bien. Et la question n'est pas de savoir quelle est la récompense ou la punition qui attend ce raisonnement. La question est de savoir si deux et deux, oui ou non, font quatre.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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J'ai eu beau lui dire que la seule façon de ne pas être séparé des autres, c'était après tout d'avoir une bonne conscience, il m'a regardé méchamment et il m'a dit: “Alors, à ce compte, personne n'est jamais avec personne.” Et puis: “Vous pouvez y aller, c'est moi qui vous le dis. La seule façon de mettre les gens ensemble, c'est encore de leur envoyer la peste. Regardez donc autour de vous.” Et en vérité, je comprends bien ce qu'il veut dire et combien la vie d'aujourd'hui doit lui paraître confortable. Comment ne reconnaîtrait-il pas au passage les réactions qui ont été les siennes ; la tentative que chacun fait d'avoir tout le monde avec soi; l'obligeance qu'on déploie pour renseigner parfois un passant égaré et la mauvaise humeur qu'on lui témoigne d'autres fois; la précipitation des gens vers les restaurants de luxe, leur satisfaction de s'y trouver et de s'y attarder; l'affluence désordonnée qui fait queue, chaque jour, au cinéma, qui remplit toutes les salles de spectacle et les dancings eux-mêmes, qui se répand comme une marée déchaînée dans tous les lieux publics; le recul devant tout contact, l'appétit de chaleur humaine qui pousse cependant les hommes les uns vers les autres, les coudes vers les coudes et les sexes vers les sexes?


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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Deux ou trois médecins s'exclamèrent. Les autres semblaient hésiter. Quant au préfet, il sursauta et se retourna machinalement vers la porte, comme pour vérifier qu'elle avait bien empêché cette énormité de se répandre dans les couloirs. Richard déclara qu'à son avis, il ne fallait pas céder à l'affolement: il s'agissait d'une fièvre à complications inguinales, c'était tout ce qu'on pouvait dire, les hypothèses, en science comme dans la vie, étant toujours dangereuses. Le vieux Castel, qui mâchonnait tranquillement sa moustache jaunie, leva des yeux clairs sur Rieux. Puis il tourna un regard bienveillant vers l'assistance et fit remarquer qu'il savait très bien que c'était la peste, mais que, bien entendu, le reconnaître officiellement obligerait à prendre des mesures impitoyables. Il savait que c'était, au fond, ce qui faisait reculer ses confrères et, partant, il voulait bien admettre pour leur tranquillité que ce ne fût pas la peste. Le préfet s'agita et déclara que, dans tous les cas, ce n'était pas une bonne façon de raisonner.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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Ce prêche eut-il de l'effet sur nos concitoyens, il est difficile de le dire. M. Othon, le juge d'instruction, déclara au docteur Rieux qu'il avait trouvé l'exposé du père Paneloux « absolument irréfutable ». Mais tout le monde n'avait pas d'opinion aussi catégorique. Simplement, le prêche rendit plus sensible à certains l'idée, vague jusque-là, qu'ils étaient condamnés, pour un crime inconnu, à un emprisonnement inimaginable. Et alors que les uns continuaient leur petite vie et s'adaptaient à la claustration, pour d'autres, au contraire, leur seule idée fut dès lors de s'évader de cette prison.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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Oui, il se reposerait là-bas. Pourquoi pas? Ce serait aussi un prétexte à mémoire. Mais si c'était cela, gagner la partie, qu'il devait être dur de vivre seulement avec ce qu'on sait et ce dont on se souvient, et privé de ce qu'on espère. C'était ainsi sans doute qu'avait vécu Tarrou et il était conscient de ce qu'il y a de stérile dans une vie sans illusions. Il n'y a pas de paix sans espérance, et Tarrou qui refusait aux hommes le droit de condamner quiconque, qui savait pourtant que personne ne peut s'empêcher de condamner et que même les victimes se trouvaient être parfois des bourreaux, Tarrou avait vécu dans le déchirement et la contradiction, il n'avait jamais connu l'espérance. Était-ce pour cela qu'il avait voulu la sainteté et cherché la paix dans le service des hommes? A la vérité, Rieux n'en savait rien et cela importait peu. Les seules images de Tarrou qu'il garderait seraient celles d'un homme qui prenait le volant de son auto à pleines mains pour le conduire ou celles de ce corps épais, étendu maintenant sans mouvement. Une chaleur de vie et une image de mort, c'était cela la connaissance.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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On peut dire pour finir que les séparés n'avaient plus ce curieux privilège qui les préservait au début. Ils avaient perdu l'égoïsme de l'amour, et le bénéfice qu'ils en tiraient. Du moins, maintenant, la situation était claire, le fléau concernait tout le monde. Nous tous au milieu des détonations qui claquaient aux portes de la ville, des coups de tampon qui scandaient notre vie ou nos décès, au milieu des incendies et des fiches, de la terreur et des formalités, promis à une mort ignominieuse, mais enregistrée, parmi les fumées épouvantables et les timbres tranquilles des ambulances, nous nous nourrissions du même pain d'exil, attendant sans le savoir la même réunion et la même paix bouleversantes. Notre amour sans doute était toujours là, mais, simplement, il était inutilisable, lourd à porter, inerte en nous, stérile comme le crime ou la condamnation. Il n'était plus qu'une patience sans avenir et une attente butée.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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- Pourquoi m'avoir parlé avec cette colère? Dit une voix derrière lui. Pour moi aussi, ce spectacle était insupportable.
Rieux se retourna vers Paneloux :
- C'est vrai, dit-il. Pardonnez-moi. Mais la fatigue est une folie. Et il y a des heures dans cette ville où je ne sens plus que ma révolte.
- Je comprends, murmura Paneloux. Cela est révoltant parce que cela passe notre mesure. Mais peut-être devons-nous aimer ce que nous ne pouvons pas comprendre.
Rieux se redressa d'un seul coup. Il regardait Paneloux, avec toute la force et la passion dont il était capable, et secouait la tête.
- Non, mon père, dit-il. Je me fais une autre idée de l'amour. Et je refuserai jusqu'à la mort d'aimer cette création où des enfants sont torturés.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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Le vieux avait raison, les hommes étaient toujours les mêmes. Mais c'était leur force et leur innocence et c'est ici que, par-dessus toute douleur, Rieux sentait qu'il les rejoignait. Au milieu des cris qui redoublaient de force et de durée, qui se répercutaient longuement jusqu'au pied de la terrasse, à mesure que les gerbes multicolores s'élevaient plus nombreuses dans le ciel, le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit qui s'achève ici, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l'injustice et de la violence qui leur avaient été faites, et pour dire simplement ce qu'on apprend au milieu des fléaux, qu'il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 13/03/2020

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L'acteur règne dans le périssable. De toutes les gloires, on le sait, la sienne est la plus éphémère. Cela se dit du moins dans la conversation. Mais toutes les gloires sont éphémères. Du point de vue de Sirius, les oeuvres de Goethe dans dix mille ans seront en poussière et son nom oublié. Quelques archéologues peut-être chercheront des « témoignages » de notre époque. Cette idée a toujours été enseignante. Bien méditée, elle réduit nos agitations à la noblesse profonde qu'on trouve dans l'indifférence. Elle dirige surtout nos préoccupations vers le plus sûr, c'est-à-dire vers l'immédiat. De toutes les gloires, la moins trompeuse est celle qui se vit.


Par: Albert Camus

Ajoutée par Savinien le 06/01/2020

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Ce qui vient après la mort est futile et quelle longue suite de jours pour qui sait être vivant! Faust réclamait les biens de ce monde: le malheureux n'avait qu'à tendre la main. C'était déjà vendre son âme que de ne pas savoir la réjouir. La satiété, Don Juan l'ordonne au contraire. S'il quitte une femme, ce n'est pas absolument parce qu'il ne la désire plus. Une femme belle est toujours désirable. Mais c'est qu'il en désire une autre et non, ce n'est pas la même chose.


Par: Albert Camus

Ajoutée par Savinien le 06/01/2020

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Ce n'est point par manque d'amour que Don Juan va de femme en femme. Il est ridicule de le représenter comme un illuminé en quête de l'amour total. Mais c'est bien parce qu'il les aime avec un égal emportement et chaque fois avec tout lui-même, qu'il lui faut répéter ce don et cet approfondissement. De là que chacune espère lui apporter ce que personne ne lui a jamais donné. Chaque fois, elles se trompent profondément et réussissent seulement à lui faire sentir le besoin de cette répétition. « Enfin, s'écrie l'une d'elles, je t'ai donné l'amour. » S'étonnera-t-on que Don Juan en rie: « Enfin? Non, dit-il, mais une fois de plus. » Pourquoi faudrait-il aimer rarement pour aimer beaucoup?


Par: Albert Camus

Ajoutée par Savinien le 06/01/2020

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Dans l'attachement d'un homme à sa vie, il y a quelque chose de plus fort que toutes les misères du monde. Le jugement du corps vaut bien celui de l'esprit et le corps recule devant l'anéantissement. Nous prenons l'habitude de vivre avant d'acquérir celle de penser. Dans cette course qui nous précipite tous les jours un peu plus vers la mort, le corps garde cette avance irréparable.


Par: Albert Camus

Ajoutée par Savinien le 04/01/2020

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Se tuer, dans un sens, et comme au mélodrame, c'est avouer. C'est avouer qu'on est dépassé par la vie ou qu'on ne la comprend pas. N'allons pas trop loin cependant dans ces analogies et revenons aux mots courants. C'est seulement avouer que cela « ne vaut pas la peine ». Vivre, naturellement, n'est jamais facile. On continue à faire les gestes que l'existence commande, pour beaucoup de raisons dont la première est l'habitude. Mourir volontairement suppose qu'on a reconnu, même instinctivement, le caractère dérisoire de cette habitude, l'absence de toute raison profonde de vivre, le caractère insensé de cette agitation quotidienne et l'inutilité de la souffrance.


Par: Albert Camus

Ajoutée par Savinien le 04/01/2020

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Je vois que beaucoup de gens meurent parce qu'ils estiment que la vie ne vaut pas d'être vécue. J'en vois d'autres qui se font paradoxalement tuer pour les idées ou les illusions qui leur donnent une raison de vivre (ce qu'on appelle une raison de vivre est en même temps une excellente raison de mourir). Je juge donc que le sens de la vie est la plus pressante des questions.


Par: Albert Camus

Ajoutée par Savinien le 04/01/2020

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Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux: c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie.


Par: Albert Camus

Ajoutée par Savinien le 04/01/2020

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Je ne savais pas que la liberté n'est pas une récompense, ni une décoration qu'on fête dans le champagne. Ni d'ailleurs un cadeau, une boîte de chatteries propres à vous donner des plaisirs de babines. Oh! Non, c'est une corvée, au contraire, et une course de fond, bien solitaire, bien exténuante. Pas de champagne, point d'amis qui lèvent leur verre en vous regardant avec tendresse. Seul dans une salle morose, seul dans le box, devant les juges, et seul pour décider, devant soi-même ou devant le jugement des autres. Au bout de toute liberté, il y a une sentence; voilà pourquoi la liberté est trop lourde à porter, surtout lorsqu'on souffre de fièvre, ou qu'on a de la peine, ou qu'on n'aime personne.


Par: Albert Camus

Extrait de: La chute (1956)

Ajoutée par Savinien le 03/01/2020

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On voit parfois plus clair dans celui qui ment que dans celui qui dit vrai. La vérité, comme la lumière, aveugle. Le mensonge, au contraire, est un beau crépuscule, qui met chaque objet en valeur.


Par: Albert Camus

Extrait de: La chute (1956)

Ajoutée par Savinien le 03/01/2020

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Il fut un temps où j'ignorais, à chaque minute, comment je pourrais atteindre la suivante. Oui, on peut faire la guerre en ce monde, singer l'amour, torturer son semblable, parader dans les journaux, ou simplement dire du mal de son voisin en tricotant. Mais, dans certains cas, continuer, seulement continuer, voilà ce qui est surhumain.


Par: Albert Camus

Extrait de: La chute (1956)

Ajoutée par Savinien le 03/01/2020

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Nous ne pouvons affirmer l'innocence de personne, tandis que nous pouvons affirmer à coup sûr la culpabilité de tous. Chaque homme témoigne du crime de tous les autres, voilà ma foi, et mon espérance.


Par: Albert Camus

Extrait de: La chute (1956)

Ajoutée par Savinien le 03/01/2020

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Croyez-moi, les religions se trompent dès l'instant qu'elles font de la morale et qu'elles fulminent des commandements. Dieu n'est pas nécessaire pour créer la culpabilité, ni punir. Nos semblables y suffisent, aidés par nous-mêmes. Vous parliez du jugement dernier. Permettez-moi d'en rire respectueusement. Je l'attends de pied ferme: j'ai connu ce qu'il y a de pire, qui est le jugement des hommes. Pour eux, pas de circonstances atténuantes, même la bonne intention est imputée à crime. [...] Je vais vous dire un grand secret, mon cher. N'attendez pas le jugement dernier. Il a lieu tous les jours.


Par: Albert Camus

Extrait de: La chute (1956)

Ajoutée par Savinien le 03/01/2020

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Ah! Cher ami, que les hommes sont pauvres en invention. Ils croient toujours qu'on se suicide pour une raison. Mais on peut très bien se suicider pour deux raisons. Non, ça ne leur rentre pas dans la tête. Alors, à quoi bon mourir volontairement, se sacrifier à l'idée qu'on veut donner de soi. Vous mort, ils en profiteront pour donner à votre geste des motifs idiots, ou vulgaires. Les martyrs, cher ami, doivent choisir d'être oubliés, raillés ou utilisés. Quant à être compris, jamais.


Par: Albert Camus

Extrait de: La chute (1956)

Ajoutée par Savinien le 03/01/2020

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Les hommes ne sont convaincus de vos raisons, de votre sincérité, et de la gravité de vos peines, que par votre mort. Tant que vous êtes en vie, votre cas est douteux, vous n'avez droit qu'à leur scepticisme. Alors, s'il y avait une seule certitude qu'on puisse jouir du spectacle, cela vaudrait la peine de leur prouver ce qu'ils ne veulent pas croire, et de les étonner. Mais vous vous tuez et qu'importe qu'ils vous croient au non: vous n'êtes pas là pour recueillir leur étonnement et leur contrition, d'ailleurs fugace, pour assister enfin, selon le rêve de chaque homme, à vos propres funérailles. Pour cesser d'être douteux, il faut cesser d'être, tout bellement.


Par: Albert Camus

Extrait de: La chute (1956)

Ajoutée par Savinien le 03/01/2020

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Délicieuse maison, n'est-ce pas? Les deux têtes que vous voyez là sont celles d'esclaves nègres. Une enseigne. La maison appartenait à un vendeur d'esclaves. Ah! On ne cachait pas son jeu, en ce temps-là! On avait du coffre, on disait : « Voilà, j'ai pignon sur rue, je trafique des esclaves, je vends de la chair noire ». Vous imaginez quelqu'un, aujourd'hui, faisant connaître publiquement que tel est son métier? Quel scandale! J'entends d'ici mes confrères parisiens. C'est qu'ils sont irréductibles sur la question, ils n'hésiteraient pas à lancer deux ou trois manifestes, peut-être même plus! Réflexion faite, j'ajouterais ma signature à la leur. L'esclavage, ah! Mais non, nous sommes contre! Qu'on soit contraint de l'installer chez soi, ou dans les usines, bon, c'est dans l'ordre des choses, mais s'en vanter, c'est le comble.


Par: Albert Camus

Extrait de: La chute (1956)

Ajoutée par Savinien le 03/01/2020

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Je sais bien qu'on ne peut se passer de dominer ou d'être servi. Chaque homme a besoin d'esclaves comme d'air pur. Commander, c'est respirer, vous êtes bien de cet avis? Et même les plus déshérités arrivent à respirer. Le dernier dans l'échelle sociale a encore son conjoint, ou son enfant. S'il est célibataire, un chien. L'essentiel, en somme, est de pouvoir se fâcher sans que l'autre ait le droit de répondre. « On ne répond pas à son père », vous connaissez la formule? Dans un sens, elle est singulière. À qui répondrait-on en ce monde sinon à ce qu'on aime? Dans un autre sens, elle est convaincante. Il faut bien que quelqu'un ait le dernier mot. Sinon, à toute raison peut s'opposer une autre: on n'en finirait plus. La puissance, au contraire, tranche tout. Nous y avons mis le temps, mais nous avons compris cela. Par exemple, vous avez dû le remarquer, notre vieille Europe philosophe enfin de la bonne façon. Nous ne disons plus, comme aux temps naïfs: « Je pense ainsi. Quelles sont vos objections? » Nous sommes devenus lucides. Nous avons remplacé le dialogue par le communiqué. « Telle est la vérité, disons-nous. Vous pouvez toujours la discuter, ça ne nous intéresse pas. Mais dans quelques années, il y aura la police, qui vous montrera que j'ai raison. »


Par: Albert Camus

Extrait de: La chute (1956)

Ajoutée par Savinien le 03/01/2020

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J'ai connu un homme qui a donné vingt ans de sa vie à une étourdie, qui lui a tout sacrifié, ses amitiés, son travail, la décence même de sa vie, et qui reconnut un soir qu'il ne l'avait jamais aimée. Il s'ennuyait, voilà tout, il s'ennuyait, comme la plupart des gens. Il s'était donc créé de toutes pièces une vie de complications et de drames. Il faut que quelque chose arrive, voilà l'explication de la plupart des engagements humains. Il faut que quelque chose arrive, même la servitude sans amour, même la guerre, ou la mort.


Par: Albert Camus

Extrait de: La chute (1956)

Ajoutée par Savinien le 03/01/2020

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L'homme est ainsi, cher monsieur, il a deux faces: il ne peut pas aimer sans s'aimer. Observez vos voisins, si, par chance, il survient un décès dans l'immeuble. Ils dormaient dans leur petite vie et voilà, par exemple, que le concierge meurt. Aussitôt, ils s'éveillent, frétillent, s'informent, s'apitoient. Un mort sous presse, et le spectacle commence enfin. Ils ont besoin de la tragédie, que voulez-vous, c'est leur petite transcendance, c'est leur apéritif.


Par: Albert Camus

Extrait de: La chute (1956)

Ajoutée par Savinien le 03/01/2020

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L'amitié, c'est moins simple. Elle est longue et dure à obtenir, mais quand on l'a, plus moyen de s'en débarrasser, il faut faire face. Ne croyez pas surtout que vos amis vous téléphoneront tous les soirs, comme ils le devraient, pour savoir si ce n'est pas justement le soir où vous décidez de vous suicider, ou plus simplement si vous n'avez pas besoin de compagnie, si vous n'êtes pas en disposition de sortir. Mais non, s'ils téléphonent, soyez tranquille, ce sera le soir où vous n'êtes pas seul, et où la vie est belle. Le suicide, ils vous y pousseraient plutôt, en vertu de ce que vous vous devez à vous-même, selon eux. Le ciel nous préserve, cher monsieur, d'être placés trop haut par nos amis!


Par: Albert Camus

Extrait de: La chute (1956)

Ajoutée par Savinien le 03/01/2020

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Heureux de vous connaître. Vous êtes sans doute dans les affaires? À peu près? Excellente réponse! Judicieuse aussi; nous ne sommes qu'à peu près en toutes choses.


Par: Albert Camus

Extrait de: La chute (1956)

Ajoutée par Savinien le 03/01/2020

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Il m'a toujours semblé que nos concitoyens avaient deux fureurs : les idées et la fornication. À tort et à travers, pour ainsi dire. Gardons-nous, d'ailleurs, de les condamner; ils ne sont pas les seuls, toute l'Europe en est là. Je rêve parfois de ce que diront de nous les historiens futurs. Une phrase leur suffira pour l'homme moderne: il forniquait et lisait des journaux. Après cette forte définition, le sujet sera, si j'ose dire, épuisé.


Par: Albert Camus

Extrait de: La chute (1956)

Ajoutée par Savinien le 03/01/2020

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Quand on a beaucoup médité sur l'homme, par métier ou par vocation, il arrive qu'on éprouve de la nostalgie pour les primates. Ils n'ont pas, eux, d'arrière-pensées.


Par: Albert Camus

Extrait de: La chute (1956)

Ajoutée par Savinien le 03/01/2020

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Vous avez de la chance, il n'a pas grogné. Quand il refuse de servir, un grognement lui suffit : personne n'insiste. Être roi de ses humeurs, c'est le privilège des grands animaux.


Par: Albert Camus

Extrait de: La chute (1956)

Ajoutée par Savinien le 03/01/2020

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Sa grande prétention était au calme et personne n'était aussi troublé que lui: il se surveillait pour arrêter ces émotions de l'âme qu'il croyait nuisibles à sa santé, et toujours ses amis venaient déranger les précautions qu'il avait prises pour se bien porter, car il ne se pouvait empêcher d'être ému de leur tristesse ou de leur joie: c'était un égoïste qui ne s'occupait que des autres.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 25/05/2018

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J'ai connu un médecin provençal, le docteur Vigaroux; arrivé à l'âge où chaque plaisir retranche un jour, « il n'avait point, disait-il, de regret du temps ainsi perdu; sans s'embarrasser s'il donnait le bonheur qu'il recevait, il allait à la mort dont il espérait faire sa dernière délice ». Je fus cependant témoin de ses pauvres larmes lorsqu'il expira; il ne put me dérober son affliction; il était trop tard: ses cheveux blancs ne descendaient pas assez bas pour cacher et essuyer ses pleurs. Il n'y a de véritablement malheureux en quittant la terre que l'incrédule: pour l'homme sans foi, l'existence a cela d'affreux qu'elle fait sentir le néant; si l'on n'était point né, on n'éprouverait pas l'horreur de ne plus être: la vie de l'athée est un effrayant éclair qui ne sert qu'à découvrir un abîme.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 25/05/2018

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Qui ne s'est attendri au souvenir des jeux, des études, des amours de ses premières années? Mais peut-on leur rendre la vie? Les plaisirs de la jeunesse reproduits par la mémoire sont des ruines vues au flambeau.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 25/05/2018

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Sans doute, rien n'est plus naturel, aujourd'hui, que de voir des gens travailler du matin au soir et choisir ensuite de perdre aux cartes, au café, et en bavardages, le temps qui leur reste pour vivre. Mais il est des villes et des pays où les gens ont, de temps en temps, le soupçon d'autre chose. En général, cela ne change pas leur vie. Seulement, il y a eu le soupçon et c'est toujours cela de gagné.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 14/05/2018

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Quand une guerre éclate, les gens disent : « ça ne durera pas, c'est trop bête. » Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l'empêche pas de durer. La bêtise insiste toujours, on s'en apercevrait si l'on ne pensait pas toujours à soi.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 14/05/2018

Catégories:

Au commencement des fléaux et lorsqu'ils sont terminés, on, fait toujours un peu de rhétorique. Dans le premier cas, l'habitude n'est pas encore perdue et, dans le second, elle est déjà revenue. C'est au moment du malheur qu'on s'habitue à la vérité, c'est à dire au silence.


Par: Albert Camus

Extrait de: La peste (1947)

Ajoutée par Savinien le 14/05/2018

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On voudrait que ceux qu'on commence d'aimer vous aient connu tel que vous étiez avant de les rencontrer, pour qu'ils puissent apercevoir ce qu'ils ont fait de vous.


Par: Albert Camus

Ajoutée par Savinien le 13/10/2014

 

Sur tous les chemins du monde des millions d'hommes nous ont précédés et leurs traces sont visibles. Mais sur la mer la plus vieille, notre silence est toujours le premier.


Par: Albert Camus

Ajoutée par Savinien le 09/10/2014

 

Il y a des gens dont la religion consiste à toujours pardonner les offenses, mais qui ne les oublient jamais. Pour moi je ne suis pas d'assez bonne étoffe pour pardonner à l'offense, mais je l'oublie toujours.


Par: Albert Camus

Ajoutée par Savinien le 09/10/2014

 

Humanisme


Je n'aime pas l'humanité en général. Je m'en sens solidaire d'abord, ce qui n'est pas la même chose. Et puis j'aime quelques hommes, vivants ou morts, avec tant d'admiration que je suis toujours jaloux ou anxieux de préserver ou de protéger chez tous les autres ce qui, par hasard, ou bien un jour que je ne puis prévoir, les a fait ou les fera semblables aux premiers.


Par: Albert Camus

Ajoutée par Savinien le 09/10/2014

 

Qui ne donne rien n'a rien. Le plus grand malheur n'est pas de ne pas être aimé, mais de ne pas aimer.


Par: Albert Camus

Ajoutée par Savinien le 06/10/2014

 

La tragédie n'est pas qu'on soit seul, mais qu'on ne puisse l'être. Je donnerais parfois tout au monde pour n'être plus relié par rien à l'univers des hommes. Mais je suis une partie de cet univers et le plus courageux est de l'accepter et la tragédie en même temps.


Par: Albert Camus

Ajoutée par Savinien le 06/10/2014

 

Cakia-Mouni, de longues années, resta au désert, immobile et les yeux au ciel. Les dieux eux-mêmes enviaient cette sagesse et ce destin de pierre. Dans ses mains tendues et raidies, les hirondelles avaient fait leur nid. Mais un jour elles s'envolèrent pour ne plus revenir. Et celui qui avait tué en lui désir et volonté, gloire et douleur, se mit à pleurer. Les fleurs naissent ainsi des pierres.


Par: Albert Camus

Ajoutée par Savinien le 30/09/2014

 

Sur une même chose, on ne pense pas de même façon le matin ou le soir. Mais où est le vrai, dans la pensée de la nuit ou l'esprit de midi? Deux réponses, deux races d'hommes.


Par: Albert Camus

Ajoutée par Savinien le 29/09/2014

 

Chaque fois que l'on (que je) cède à ses vanités, chaque fois que l'on pense et vit pour « paraître », on trahit. A chaque fois, c'est toujours le grand malheur de vouloir paraître qui m'a diminué en face du vrai. Il n'est pas nécessaire de se livrer aux autres, mais seulement à ceux qu'on aime. Car alors ce n'est plus se livrer pour paraître mais seulement pour donner.


Par: Albert Camus

Ajoutée par Savinien le 29/09/2014

 

Le monde est beau et tout est là. Sa grande vérité que patiemment il enseigne, c'est que l'esprit n'est rien ni le coeur même. Et que la pierre, que le soleil chauffe, ou le cyprès que le ciel découvert agrandit, limitent le seul monde où « avoir raison » prend un sens: la nature sans hommes. Ce monde m'annihile. Il me porte jusqu'au bout. Il me nie sans colère. Et moi, consentant et vaincu, je m'achemine vers une sagesse où tout est déjà conquis - si des larmes ne me montaient aux yeux et si ce gros sanglot de poésie qui me gonfle le coeur ne me faisait oublier la vérité du monde.


Par: Albert Camus

Ajoutée par Savinien le 29/09/2014

 

Les nuages grossissent au-dessus du cloître et la nuit peu à peu assombrit les dalles où s'inscrit la morale dont on dote ceux qui sont morts. Si j'avais à écrire ici un livre de morale, il aurait cent pages et 99 seraient blanches. Sur la dernière j'écrirais: « Je ne connais qu'un seul devoir et c'est celui d'aimer. » Et pour le reste je dis non. Je dis non de toutes mes forces. Les dalles me disent que c'est inutile et que la vie est comme « col sol levante, col sol cadente. » Mais je ne vois pas ce que l'inutilité ôte à ma révolte et je sens bien ce qu'elle lui ajoute. [...] A continuer ainsi, je finirai bien par mourir heureux. J'aurais mangé tout mon espoir.


Par: Albert Camus

Ajoutée par Savinien le 08/09/2014

 

Jeune, je demandais aux êtres plus qu'ils ne pouvaient donner: une amitié continuelle, une émotion permanente. Je sais leur demander maintenant moins qu'ils ne peuvent donner: une compagnie sans phrases. Et leurs émotions, leur amitié, leurs gestes nobles gardent à mes yeux leur valeur entière de miracle: un entier effet de la grâce.


Par: Albert Camus

Ajoutée par Savinien le 08/09/2014

 

Ciel d'orage en août. Souffles brûlants. Nuages noirs. A l'est pourtant, une bande bleue, délicate, transparente. Impossible de la regarder. Sa présence est une gêne pour les yeux et pour l'âme. C'est que la beauté est insupportable. Elle nous désespère, éternité d'une minute que nous voudrions pourtant étirer tout au long du temps.


Par: Albert Camus

Ajoutée par Savinien le 08/09/2014

 

Ce qui m'étonne toujours, alors que nous sommes si prompts à raffiner sur d'autres sujets, c'est la pauvreté de nos idées sur la mort. C'est bien ou c'est mal. J'en ai peur ou je l'appelle (qu'ils disent). Mais cela prouve aussi que tout ce qui est simple nous dépasse. Qu'est-ce que le bleu et que penser du bleu? C'est la même difficulté pour la mort.


Par: Albert Camus

Extrait de: Noces (1939)

Ajoutée par Savinien le 01/04/2014

 

On vit avec quelques idées familières. Deux ou trois. Au hasard des mondes et des hommes rencontrés, on les polit, on les transforme. Il faut dix ans pour avoir une idée bien à soi - dont on puisse parler. Naturellement, c'est un peu décourageant. Mais l'homme y gagne une certaine familiarité avec le beau visage du monde. Jusque-là, il le voyait face à face. Il lui faut alors faire un pas de côté pour regarder son profil.


Par: Albert Camus

Extrait de: Noces (1939)

Ajoutée par Savinien le 01/04/2014

 

Il y a une vertu dangereuse dans le mot simplicité. Et cette nuit, je comprends qu'on puisse vouloir mourir parce que, au regard d'une certaine transparence de la vie, plus rien n'a d'importance. Un homme souffre et subit malheurs sur malheurs. Il les supporte, s'installe dans son destin. On l'estime. Et puis, un jour, rien: il rencontre un ami qu'il a beaucoup aimé. Celui-ci lui parle distraitement. En rentrant, l'homme se tue. On parle ensuite de chagrins intimes et de drame secret. Non. Et s'il faut absolument une cause, il s'est tué parce qu'un ami lui a parlé distraitement. Ainsi, chaque fois qu'il m'a semblé éprouver le sens profond du monde, c'est sa simplicité qui m'a toujours bouleversé.


Par: Albert Camus

Ajoutée par Savinien le 29/03/2014

 

Je rencontre parfois des gens qui vivent au milieu de fortunes que je ne peux même pas imaginer. Il me faut cependant un effort pour comprendre qu'on puisse envier ces fortunes. Pendant huit jours, il y a longtemps, j'ai vécu comblé des biens de ce monde: nous dormions sans toit, sur une plage, je me nourrissais de fruits et je passais la moitié de mes journées dans une eau déserte. J'ai appris à cette époque une vérité qui m'a toujours poussé à recevoir les signes du confort, ou de l'installation, avec ironie, impatience, et quelquefois avec fureur. Bien que je vive maintenant sans le souci du lendemain, donc en privilégié, je ne sais pas posséder. Ce que j'ai, et qui m'est toujours offert sans que je l'ai recherché, je ne puis rien en garder. Moins par prodigalité, il me semble, que par une autre sorte de parcimonie: je suis avare de cette liberté qui disparaît dès que commence l'excès des biens.


Par: Albert Camus

Ajoutée par Savinien le 29/03/2014