Citations de Regards sur le monde actuel, de Paul Valéry

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Arrête! Arrête-toi! Vainqueur, sur ce moment si haut de la victoire. Prends un temps de silence et te demande ce qu'il te faut penser sur ce sommet, ce qu'il te faut penser qui ne soit pas sans conséquence.
C'est un voeu, un serment, un acte sans retour, un monument de l'âme, et comme une prière solennelle, que tu dois, sur les morts et sur les vivants, prononcer et instituer, afin que ce moment silencieux si beau ne périsse pas comme un autre.
Déclare en toi et grave dans ton coeur: que le jour ne luise jamais où le souvenir de ce jour de victoire puisse apporter une amertume et un retour funeste vers la présente joie; que jamais revivant ce qui est aujourd'hui ne te vienne à l'esprit cette lourde parole: à quoi bon?


Par: Paul Valéry

Ajoutée par Savinien le 02/01/2015

 

L'homme qui a un emploi, l'homme qui gagne sa vie et qui peut consacrer une heure par jour à la lecture, qu'il la fasse chez lui, ou dans le tramway, ou dans le métro, cette heure est dévorée par les affaires criminelles, les niaiseries incohérentes, les ragots et les faits moins divers, dont le pêle-mêle et l'abondance semblent faits pour ahurir et simplifier grossièrement les esprits. Notre homme est perdu pour le livre... Ceci est fatal et nous n'y pouvons rien.
Tout ceci a pour conséquences une diminution réelle de la culture; et, en second lieu, une diminution réelle de la véritable liberté de l'esprit, car cette liberté exige au contraire un détachement, un refus de toutes ces sensations incohérentes ou violentes que nous recevons de la vie moderne, à chaque instant.


Par: Paul Valéry

Ajoutée par Savinien le 02/01/2015

 

Peut-être faut-il déplorer aujourd'hui l'intervention de diverses causes de corruption de nos moeurs littéraires et de confusion des valeurs. Une littérature vaut ce que vaut le lecteur: tout ce qui diminue celui-ci en tant que sensible à la qualité du langage, capable d'attention soutenue, sceptique à l'égard des jugements qu'on lui veut imposer tout formés, est funeste à la belle tenue des lettres. C'est dire que la publicité commerciale, la facilité et la rapidité des spectacles composés d'images directes, l'institution des prix littéraires, le désir de faire impression par la seule surprise, d'agir par le neuf à tout coup, par les chocs des termes et les rapprochements abrupts, enfin la multiplication des ouvrages, ne sont pas des conditions toutes favorables à la formation du public le plus sensible aux délicatesses et aux profondeurs de l'art. L'époque ne sait plus prendre la peine de jouir.


Par: Paul Valéry

Ajoutée par Savinien le 02/01/2015

 

Oserai-je avouer que le mot PHILOSOPHIE me semble magique, si je l'entends en ignorant, et très loin de songer aux écoles? Je lui trouve en lui-même un charme: celui d'une personne très belle et très calme, qui change l'amour en sagesse, ou bien la sagesse en amour.


Par: Paul Valéry

Ajoutée par Savinien le 31/12/2014

 

L'homme moderne est l'esclave de la modernité: il n'est point de progrès qui ne tourne à sa plus complète servitude. Le confort nous enchaîne. La liberté de la presse et les moyens trop puissants dont elle dispose nous assassinent de clameurs imprimées, nous percent de nouvelles à sensations. La publicité, un des plus grands fléaux de ce temps, insulte nos regards, falsifie toutes les épithètes, gâte les paysages, corrompt toute qualité et toute critique, exploite l'arbre, le roc, le monument et confond sur les pages que vomissent les machines, l'assassin, la victime, le héros, le centenaire du jour et l'enfant martyr.
Il y a aussi la tyrannie des horaires.
Tout ceci nous vise au cerveau. Il faudra bientôt construire des cloîtres rigoureusement isolés, où ni les ondes, ni les feuilles n'entreront; dans lesquels l'ignorance de toute politique sera préservée et cultivée. On y méprisera la vitesse, le nombre, les effets de masse, de surprise, de contraste, de répétitions, de nouveauté et de crédulité. C'est là qu'à certains jours on ira, à travers les grilles, considérer quelques spécimens d'hommes libres.


Par: Paul Valéry

Ajoutée par Savinien le 31/12/2014

 

Les grandes choses sont accomplies par des hommes qui ne sentent pas l'impuissance de l'homme. Cette insensibilité est précieuse.
Mais il faut bien avouer que les criminels ne sont pas sans ressembler sous ce rapport à nos héros.


Par: Paul Valéry

Ajoutée par Savinien le 31/12/2014

 

La paix est une victoire virtuelle, muette, continue, des forces possibles contre les convoitises probables.
Il n'y aurait de paix véritable que si tout le monde était satisfait. C'est à dire qu'il n'y a pas souvent de paix véritable. Il n'y a que des paix réelles, qui ne sont comme les guerres que des expédients.
Les seuls traités qui compteraient sont ceux qui concluraient entre les arrière-pensées.


Par: Paul Valéry

Ajoutée par Savinien le 30/12/2014

 

Supposez quelquefois que l'on vous remette le pouvoir sans réserves. Vous êtes honnête homme, et votre ferme propos est de faire de votre mieux. Votre tête est solide; votre esprit peut contempler distinctement les choses, se les présenter dans leurs rapports; et enfin vous êtes détaché de vous-même, vous êtes placé dans une situation si élevée et si puissamment intéressante que les propres intérêts de votre personne en sont nuls ou insipides au prix de ce qui est devant vous et du possible qui est à vous. Même, vous n'êtes pas troublé par ce qui troublerait tout autre, par l'idée de l'attente qui est dans tous, et vous n'êtes intimidé ni accablé par l'espoir que l'on met en vous.
Eh bien! Qu'allez-vous faire? Qu'allez vous faire AUJOURD'HUI?


Par: Paul Valéry

Ajoutée par Savinien le 30/12/2014

 

Toute la terre habitable a été de nos jours reconnue, relevée, partagée entre des nations. L'ère des terrains vagues, des territoires libres, des lieux qui ne sont à personne, donc l'ère de libre expansion est close. Plus de roc qui ne porte un drapeau; plus de vides sur la carte; plus de région hors des douanes et hors des lois; plus une tribu dont les affaires n'engendrent quelque dossier et ne dépendent, par les maléfices de l'écriture, de divers humanistes lointains dans leurs bureaux. Le temps du monde fini commence.


Par: Paul Valéry

Ajoutée par Savinien le 30/12/2014